Climat

Des points de basculement qui pourraient coûter cher

Pour éviter la conjonction de multiples points de basculement climatique, il faut limiter au plus vite les émissions mondiales de CO2. L’objectif doit être de contenir le réchauffement climatique à 1,5°C au-dessus des niveaux préindustriels, d’après une étude publiée dans Nature Climate Change.

Des scientifiques des universités d’Exeter, Zurich, Stanford et Chicago, estiment dans Nature Climate Change que les risques liés aux émissions de dioxyde de carbone ont été sous-estimés : plusieurs points de basculement climatique pourraient être franchis dès ce siècle conduisant à des dommages économiques irréversibles dans le monde entier. Par « point de bascule » ou « tipping point » en anglais, les chercheurs font référence à un seuil critique au-delà duquel « une perturbation minime altère qualitativement l’état de développement d’un système ».

Les chercheurs ont étudié les effets de cinq points de basculement qui interagissent sur l’économie mondiale : effondrement de la circulation océanique méridionale de l’Atlantique (AMOC en anglais), intensification d’El Nino, dépérissement de la la forêt Amazonienne, désintégration des calottes de glace du Groenland et de l’Antarctique de l’Ouest.

L’étude montre que la possibilité de déclencher ces futurs points de basculement multiplierait par 8 le « coût social du carbone » , qui passerait de 15 $ US par tonne de dioxyde de carbone émis  à 166 $ / tCO2.

En outre, le modèle suggère que le franchissement d’un point de basculement augmente la probabilité que d’autres seuils soient dépassés, faisant brusquement augmenter le coût social du carbone.

Les scientifiques préconisent un effort massif et immédiat pour réduire les émissions de CO2, jusqu’à un arrêt complet au milieu du siècle, afin de stabiliser le changement climatique à moins de 1,5 ° C au-dessus des niveaux préindustriels.  Le défi est de taille : pour ne pas dépasser un réchauffement de 2°C, il ne faudrait pas émettre plus de 220 milliards de tonnes (ou gigatonnes, Gt) de carbone, sachant que les émissions sont actuellement d’environ 10 Gt par an.

Quels sont donc précisément ces cinq points de basculement ? Voici une petite description des principaux dangers identifiés par les auteurs de l’étude :

1 Effondrement de la circulation océanique méridionale de l’Atlantique (AMOC)

Circulation océanique thermohaline montrant la remontée d'eau chaude (en rouge) vers les hautes latitudes et le plongeon des eaux froides et salées (en bleu) qui reviennent vers le sud pour former une boucle (source : Wikipedia)

Circulation océanique thermohaline montrant la remontée d’eau chaude (en rouge) vers les hautes latitudes et le plongeon des eaux froides et salées (en bleu) qui reviennent vers le sud pour former une boucle (source : Wikipedia)

Avec la circulation océanique méridionale de l’Atlantique (AMOC en anglais), les courants apportent normalement de l’eau chaude des Tropiques vers l’Atlantique Nord. En s’approchant de l’Arctique cette eau se refroidit et devient plus salée grâce à la formation de glace de mer. Or l’eau plus froide et salée est aussi plus dense, ce qui tend à la faire plonger. Cette eau froide qui coule repart ensuite vers le sud. Lorsqu’elle est dynamique, cette circulation océanique permet d’adoucir les températures de l’hémisphère nord. Mais à plusieurs reprises, depuis la fin de la dernière déglaciation, il y a 20 000 ans, le flux s’est ralenti dans l’Atlantique nord, ramenant le climat à des conditions glaciaires en Europe.

D’importantes réorganisations de l’AMOC ont déjà eu lien en l’espace d’une décade, voire moins. Les modèles prévoient que cela pourrait cette fois se produire en quelques siècles. Les auteurs de l’étude ont retenu comme hypothèse une échelle de 10 à 250 ans. De tous les seuils recensés par les scientifiques, un effondrement de l’AMOC est l’événement qui aurait les répercussions les plus importantes, entraînant une baisse de 10 à 20% de la croissance mondiale.

Dans une étude parue fin mars 2015 (Nature Climate Change), des chercheurs emmenés par Stefan Rahmstorf, du Potsdam Institute for Climate Research, estimaient que le réchauffement climatique dû aux émissions humaines de gaz à effet de serre avait commencé à ralentir sérieusement la circulation océanique dans l’Atlantique Nord. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) avait bien prévu un affaiblissement d’ici la fin du 21è siècle, mais pas aussi rapidement.

2 Intensification d’El Niño

El Nino 1997-98 (source : WMO)

El Nino 1997-98 (source : WMO)

Dans le passé, la fréquence et l’amplitude de l’oscillation Pacifique a également changé sur des échelles de 10  à 100 ans. A l’avenir, des événements El Niño et La Niña plus intenses son attendus, impactant notamment l’agriculture et les émissions de CO2. Les phénomènes El Niño de forte intensité peuvent entraîner des émissions de CO2 supplémentaires en raison des incendies, l’équivalent de 2 gigatonnes de CO2 (les émissions annuelles de la Chine environ). En moyenne, la hausse pourrait être d’environ 0,2 Gt par an.

 3 Dépérissement de la forêt amazonienne

foret tropicale

Des recherches simulant la déforestation de l’Amazonie pointent un risque d’une baisse de 20 à 30% des précipitations, un allongement de la saison sèche et une élévation des température estivales.

Les simulations des modèles prévoient un dépérissement dans une fourchette de 10 à 250 ans. Les chercheurs retiennent un seuil à 50 ans après lequel la forêt amazonienne, qui stocke 150 à 200 Gt de carbone, deviendrait une source, larguant environ 50 Gt.

4 Désintégration du Groenland

Source : NASA's Earth Observatory

Source : NASA’s Earth Observatory

Les modèles prévoient une fonte sur une période de 1000 ans mais les modèles se sont avérés incapables d’expliquer la rapidité des pertes de glace récentes. Les chercheurs tablent sur une désintégration survenant dans 1500 ans, avec un minium de 300 ans et une limite supérieure de 7500 ans. Une fonte totale entraînerait une élévation du niveau de la mer de 7 mètres.

Cumul de la masse de glace (en Gt) perdue par la calotte du Groenland entre avril 2002 et avril 2015, d'après GRACE. Source : Arctic Report Card 2015.

Cumul de la masse de glace (en Gt) perdue par la calotte du Groenland entre avril 2002 et avril 2015, d’après GRACE. Source : Arctic Report Card 2015.

En plus de l’inondation de nombreuses villes, l’élévation du niveau de la mer menacerait les régions recouvertes de permafrost, notamment en Sibérie, ce qui pourrait conduire au largage de quantité importantes de carbone, de l’ordre de 100 Gt pendant une période de transition.

5 Dislocation de l’Antarctique de l’Ouest

Glaciers de la mer d'Amundsen, région de l'Antarctique de l'Ouest (source : NASA/GSFC/SVS)

Glaciers de la mer d’Amundsen, région de l’Antarctique de l’Ouest (source : NASA/GSFC/SVS)

L’Antarctique de l’ouest est particulièrement sensible au réchauffement climatique en raison du bas niveau de son socle rocheux, situé sous le niveau de la mer. D’après une étude publiée en 2014 dans Geophysical Research Letters, sous la direction d’Eric Rignot, la fonte des glaciers de l’Antarctique de l’Ouest est désormais irréversible.

Reste à déterminer combien de temps cela prendra… La dislocation pourrait être plus rapide que celle du Groenland et risquerait de se produire dans une centaine d’années. Heureusement, le potentiel d’élévation du niveau de la mer est moins important, environ 3,3 mètres. La désintégration de l’Antarctique de l’Ouest pourrait aussi provoquer l’inondation de certains régions couvertes de permafrost avec là aussi le largage de 100 Gt de carbone (les ajustements sont différents qu’au Groenland en raison de la gravité, sinon le Groenland aurait plus d’impact).

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17 réponses »

  1. Bonjour Johan
    Excellent ton article, merci.
    Selon cet article : http://www.iea.org/newsroomandevents/pressreleases/2016/march/decoupling-of-global-emissions-and-economic-growth-confirmed.html
    les émissions de CO2 provenant des combustible fossiles ont plafonné en 2014-2015
    Pourtant, la concentration de CO2 dans l’atmosphère ne cesse de grimper, Je sais que El Nino peut faire grimper le taux de CO2, mais 2015, à ce que j’ai lu ailleurs, a enregistré la plus forte hausse de CO2 dans l’atmosphère depuis qu’on prend des relevés en 1959.
    Je me suis mis à penser à tous ces arbres qui meurent de sécheresse ou d’infestations et aux sécheresses elles mêmes qui détériorent les sols et qui font aussi relâcher du CO2. et c’est sans oublier les nombreux feux de forêt. Et c’est sans oublier le pergélisol qui dégèle et émet du CO2 et du CH4.
    Avons-nous atteint un effet seuil où le CO2 augmentera de plus en plus rapidement même si les émissions du domaine énergétique ont plafonné?
    J’ai noté que le CH4 a aussi fait un bond, en grande partie à cause du #fracking comme le démontre cette étude
    http://blogs.agu.org/wildwildscience/2016/02/17/paper-shows-significant-increase-in-methane-emissions-in-u-s/

    Merci et bonne journée

    Jack

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    • Effectivement, le plafonnement des émissions anthropiques a été plus que contrebalancé et El Nino serait en cause. J’ai lu ton lien sur le méthane, très intéressant, je ne pensais pas que la hausse était aussi importante aux USA. J’aimerais savoir combien ça représente en carbone.

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      • Bonjour Johan
        Difficile à dire, amis cette vidéo de mon ami Paul Beckwith explique le potentiel de réchauffement du méthane
        En gros, le méthane peut atteindre 150 à 200 fois le potentiel de réchauffement pendant les quelques premières années qu’il se retrouve dans l’atmosphère et son potentiel de réchauffement diminue au fil des années.
        Il faut aussi savoir que ce sont les radicaux libres d’hydroxyle qui dégradent le méthane dans l’atmosphère.
        Plus il y a de méthane dans l’atmosphère et moins il y reste de radicaux libres d’hydroxyle pour le dégrader, et plus le climat est froid comme dans l’Arctique, et moins il y a de radicaux libre d’hydroxyle ; le méthane peut donc survivre beaucoup plus longtemps dans l’atmosphère de l’Arctique.
        La durée de vie de 12 ans du méthane est statistique sur le principe de la demie-vie et n’est pas absolue. Sa durée de vie dépend aussi de la quantité disponible de radicaux libres d’hydroxyle capable de le dégrader.
        Le gaz naturel n’est absolument pas une énergie de transition valable comme le lobby du gaz naturel voudrait nous le faire croire…
        Son extraction par #fracking est aussi une activité très polluante comme le démontre d’ailleurs des dizaines de vidéo sur You Tube.

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        • Bonjour Jack,
          C’est vrai, ce qui est ennuyeux avec le méthane est son impact important à court terme. D’ailleurs je crois que James Hansen estime que c’est le gaz à effet de serre qu’il faudrait réduire en priorité.Concernant les chiffres de l’étude que tu as cité, j’ai vu que les émissions américaines selon ces nouvelles estimations étaient d’environ 52 Tg en 2011, en forte progression depuis les 37 Tg de 2005. Ce qui représente une hausse significative par rapport aux émissions anthropiques au niveau mondial qui sont d’environ 340 Tg.
          Je te remercie pour tes liens. Tu m’excuseras, j’ai enlevé ta vidéo de Paul Beckwith en raison de sa taille d’affichage démesurée : sur mon ordinateur, elle occupait quasiment la moitié de l’article. 😉

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    • Merci pour votre commentaire !
      En fait, je ne faisais pas référence à une itw en particulier mais à son point de vue général sur le méthane. Mais si vous aviez une itw en tête, indiquez la moi, je me ferais un plaisir de la traduire.

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  2. Merci pour votre réponse… que j’ai du mal à comprendre. Mon commentaire est je crois un peu « hors sujet », mais je faisais allusion à l’intervention (qui n’est semble-t-il pas une interview) de James Hansen relayée par Paul Jorion sur son blog dont je donne le lien. Intervention qui m’a-t-il semblé fait allusion à une étude publiée très récemment avec d’autres chercheurs. Sur les « points de bascule » soulevés par Hansen, l’un m’a intéressé: celui du ralentissement de la circulation du Gulf Stream et ses conséquences sur le climat de l’Europe de l’Ouest. Plus précisément: où en est-on réellement aujourd’hui à ce sujet? Risque-t-on à l’échelle de quelques décennies d’avoir des hivers « canadiens » en France, alors que la température globale s’élèvera de 2 à 6°C? Un grand merci à l’avance de votre possible réponse.

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    • Michel,
      Une étude de Hansen vient en effet d’être publiée après lecture par des pairs. Il s’agit en fait d’un article déjà devoilé mi 2015 avant relecture. J’en avais fait un petit compte rendu à l’époque ici. En gros, cette étude faisait état d’un risque d’élévation du niveau de la mer plus important que prévu, de tempetes déchaînées et évoquait effectivement une perturbation de la circulation océanique.
      Je crois savoir que la nouvelle publication apporte quelques modifications mais je n’ai pas eu le temps de la lire. C’est un pavé assez iconoclaste tant par sa longueur que par ses conclusions. Il est évidemment exclu de tenter une traduction… Mais je vais relire ce qu’il y a dedans et éventuellement faire un nouvel article.

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  3. @Michel: j’aimerais donner mon point de vue à propos du Gulf Stream, mais je commence par préciser que je ne suis pas un climatologue et encore moins un spécialiste de ce courant. Juste un passionné.

    On sait que le Gulf Stream a fortement ralentit par le passé. Ce fut le cas il y a environ 11000 ans: alors que le climat se réchauffait, l’Europe de l’ouest s’est refroidie d’environ 4 à 5°C et les glaciers ont repris leur avancée. On appelle cet épisode le « Dryas récent ».

    Mais la situation actuelle ne me semble pas comparable à ce qui s’est passé il y a 11000 ans. La raison principale, c’est qu’à l’époque, la Terre sortait d’un épisode glaciaire. Les glaciers et la banquise s’étendaient bien plus au sud qu’aujourd’hui. Par conséquent, je pense que le Gulf Stream devait aussi plonger bien plus au sud, au large de la France et de la péninsule ibérique, parce que c’est là que se trouvaient les conditions physico-chimiques qu’on retrouve aujourd’hui vers l’arctique. Autrement dit, ce courant devait à l’époque avoir un effet maximal au niveau de l’Europe de l’ouest, alors qu’à présent de gigantesques quantités de calories sont transportées bien plus au nord, vers la Scandinavie et non plus vers l’Europe de l’ouest. Un arrêt de ce courant provoquerait alors un refroidissement important au niveau de la Scandinavie, mais moindre à nos latitudes.

    Une autre raison, c’est que le réchauffement actuel est bien plus rapide que par le passé. Le temps que le Gulf Stream ralentisse, le sud de l’Europe pourrait bien être passé sous l’influence des anticyclones tropicaux qui remontent vers le nord.

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