Au Groenland, les glaciers menacés d’une fonte accélérée sont deux à quatre fois plus nombreux qu’on ne le pensait jusqu’à présent. C’est ce que viennent d’établir des chercheurs grâce à de nouvelles cartes haute résolution.
Dans quelle mesure les océans sont-ils responsables de la perte de masse du Groenland ? Jusqu’à présent, il était difficile de répondre à cette question avec précision, tant le relief du Groenland recelait de mystères. Mais des chercheurs de l’Université d’Irvine, de la NASA et de 30 autres institutions ont publié les cartes en relief les plus complètes jamais réalisées du socle rocheux et des fonds marins côtiers du Groenland.
Parmi les nombreuses sources de données incorporées dans les nouvelles cartes figurent les données décisives de la campagne de la NASA baptisée Oceans Melting Greenland. Les résultats sont présentés dans la revue Geophysical Research Letters.
L’auteur principal Mathieu Morlighem de l’UCI avait déjà amélioré dans une étude antérieure les données relatives à la forme et à la profondeur des fonds marins dans quelques fjords. « Dans ce précédent papier publié dans la revue Oceanography, il n’était pas question de cartographier entièrement le Groenland », dit Mathieu Morlighem. « Il s’agissait plutôt de montrer que les données de bathymétrie collectées près du front des glaciers permettaient d’améliorer nos estimations de l’élévation du socle rocheux sous les glaciers, en amont« .
La nouvelle étude publiée dans Geophysical Research Letters applique cette méthode tout autour du Groenland afin de fournir une carte haute résolution à tous les modélisateurs, dont Morlighem fait partie. Soutenu par la NASA, ce Français est l’un des fondateurs et des principaux développeurs du JPL/UCI Ice Sheet System Model, un modèle de glace de nouvelle génération, haute résolution et basé sur une physique plus fine de l’écoulement des glaciers.
Les modèles numériques permettent de faire des projections du bilan de masse du Groenland au cours des prochains siècles, mais ces modèles reposaient jusqu’à présent sur des données trop peu précises près des terminaisons glaciaires.
Après avoir développé une approche de conservation de masse à partir des observations de la vitesse et de l’épaisseur de la glace, Morlighem et ses collègues ont pu cette fois combiner les données de bathymétrie pour obtenir une précision et une fiabilité sans précédent.

(a) Topographie BedMachine v3, code de couleur entre -1500 m et +1500 m par rapport au niveau moyen de la mer, avec les zones sous le niveau de la mer en bleu et (b) les régions sous le niveau de la mer (rose clair) qui sont connectées à l’océan et maintiennent une profondeur inférieure à 200 m (rose foncé) qui sont plus profondes que 300 m sous le niveau de la mer (rouge foncé). La fine ligne blanche indique l’étendue de la calotte glaciaire actuelle. Source : Morlighem et al. (2017) / Geophysical Research Letters.
La campagne Oceans Melting Greenland a constitué une avancée déterminante. Grâce à un sonar, elle permet d’examiner les fjords en détail, le plus près possible des fronts glaciaires. Cette topographie précise du lit dans le voisinage des fronts de vêlage est critique pour les modèles numériques car elle a une influence prédominante sur leur stabilité.
Les données d’Oceans Melting Greenland ne sont qu’une partie des nombreuses sources utilisées par l’équipe de Morlighem pour cartographier l’inlandsis. Ont aussi été utilisés les relevés aéroportés de l’opération IceBridge de la NASA. IceBridge mesure l’épaisseur de la calotte glaciaire directement le long de la trajectoire d’un avion. Cela crée un ensemble de bandes de données longues et étroites mais cela n’était pas encore suffisant pour dresser une carte complète de la calotte glaciaire.
Il faut dire qu’aucune étude, pas même Oceans Melting Greenland, ne couvre tous les glaciers du long littoral du Groenland. Pour déduire la topographie dans les zones peu étudiées, les chercheurs combinent les points de données existants en utilisant des principes physiques tels que la conservation de la masse.
Par rapport aux essais précédents, cette nouvelle carte révèle que deux à quatre fois plus de glaciers du bord de mer s’étendent à plus 200 mètres sous le niveau de la mer. Or il s’avère que les 200 premiers mètres d’eau autour du Groenland viennent de l’Arctique et sont relativement froids. L’eau du dessous vient du sud et elle est 3 à 4 degrés plus chaude. Les glaciers profonds sont exposés à cette eau plus chaude, qui les fait fondre plus rapidement.

Le diagramme ci-dessus représente un glacier typique au Groenland. Sous la couche froide et fraîche près de la surface, une couche d’eau chaude et salée pénètre dans les fjords pour faire fondre le bord du glacier. OMG mesure le volume et l’étendue de cette couche chaude chaque année et la relie à l’amincissement et au retrait des glaciers. Source : JPL/NASA.
« Nous savons que beaucoup de glaciers tout autour du Groenland reculent, s’amincissent et accélèrent à cause de leurs interactions avec l’océan« , dit Mathieu Morlighem. « Les courants chauds qui viennent du sud (appelés “Atlantic Water”) sont très salés, ils sont donc situés à 200-300 m de la surface de l’eau. Ces courants chauds ne sont pas toujours en contact avec les glaciers mais depuis une dizaine d’années, on a pu mesurer des intrusions de ces eaux chaudes dans les fjords autour de la cote du Groenland. Ce sont ces eaux chaudes qui sont les principales responsables de la perte de masse actuelles. »
On peut voir ci-dessous les profils de plusieurs glaciers. Les traits en noir représentent la topographie de surface et de la base des glaciers, prolongés par les traits en bleu issus des nouvelles données de bathymétrie. On voit bien que la profondeur dépasse souvent le seuil critique des 200 mètres, contrairement aux précédentes estimations (en pointillés) .

Topographie de la surface et du lit le long de six profils pour l’étude de Morlighem (noir) et de deux études précédentes B2013 (rouge pointillé, Bamber et al., 2013) et RTopo-2 (jaune pointillé, Schaffer et al. 2016). Les données de bathymétrie (MBES) sont indiquées en bleu. Les lignes verticales montrent la position du front de glace entre 1995 et aujourd’hui. Source : Morlighem et al. (2017) / Geophysical Research Letters.
Certains chercheurs évoquaient le fait que les glaciers du Groenland n’avaient pas a reculer bien loin pour se retrouver sur un socle rocheux plus haut (au dessous du niveau des courants chauds “Atlantic Water”, ou même au dessus du niveau de la mer). Cette idée était due au fait qu’on n’avait pas une bonne idée de la géométrie du socle rocheux près du front. Avec les cartes précédentes, la plupart des glaciers autour de la calotte n’avaient qu’à reculer que de quelques kilomètres. « Ce que nous avons montré ici c’est que les fjords sont longs de dizaines voire de centaines de kilomètres, et restent très profonds. Le Groenland va donc rester en contact avec ces eaux chaudes pendants les prochaines centaines d’années« , annonce Mathieu Morlighem.
Avec cette nouvelle carte complète et ces nouvelles données de bathymétrie, on peut enfin répondre a cette question plus précisément parce que jusqu’a maintenant on n’avait aucune donnée de bathymétrie dans une majorités de ces fjords. Les cartes étaient donc fausses, et les fjords trop peu profonds (parfois une dizaine de mètre au lieu de plusieurs centaines de mètres).
L’équipe de Morlighem a utilisé les cartes pour affiner l’estimation du volume total de glace du Groenland et son potentiel pour ajouter à l’élévation globale du niveau de la mer si la glace fondait complètement, ce qui ne devrait pas se produire dans les cent prochaines années. La nouvelle estimation pour une fonte totale est de 7,42 mètres. « C’est 7 centimètres de plus que l’estimation « la plus officielle”, celle du GIEC établie par Stocker« , indique Mathieu Morlighem. « Cela parait relativement modeste, mais en fait ce n’est pas si surprenant. La majeure partie de la glace se trouve a l’intérieur de la calotte polaire. Les vallées et fjords sous la glace que nous avons pu cartographier dans cette étude sont situés près de la côte, là où la glace est plus mince, et ils sont aussi très étroits. Au final, on a plus de glace que dans les estimations précédentes, mais l’intérieur du Groenland n’a pas beaucoup changé, donc notre estimation est relativement proche des chiffres qui existaient déjà ».
Mais Stocker n’avait pas fait d’estimation des glaciers à risque. Cette étude est donc une première. « On peut maintenant voir quels glaciers sont potentiellement en contact avec les courants chauds. Il reste encore beaucoup a faire bien sur, il y a plusieurs dizaines de fjords où nous n’avons toujours rien », précise Mathieu Morlighem.
Le 23 octobre, la campagne quinquennale Oceans Melting Greenland a complété sa deuxième série de relevés aériens annuels pour mesurer pour la première fois la quantité d’eau chaude qui contribue à la perte de la calotte glaciaire du Groenland. En plus de l’étude ponctuelle de bathymétrie, Oceans Melting Greenland collecte des mesures annuelles de la hauteur changeante de la calotte glaciaire et de la température et de la salinité de l’océan dans plus de 200 emplacements de fjords. Les nouvelles cartes pourront bientôt être complétées par les données des relevés aéroportés.
Source :
2017). BedMachine v3: Complete bed topography and ocean bathymetry mapping of Greenland from multi‐beam echo sounding combined with mass conservation. Geophysical Research Letters, 44.
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Je suis surpris par la profondeur et la longueur du fjord principal du centre-ouest de l’île. Je savais que de nombreux iceberg sont déversés chaque été dans la mer du labrador, donc je ne m’étonne pas qu’on trouve des fjords nombreux sur la côte ouest; mais là, c’est un énorme point de fragilité par où l’eau de mer peut s’engouffrer de plusieurs centaines de kilomètres sous la calotte et la faire fondre et la lubrifier par en dessous.
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C’est vrai que l’image est impressionnante. Vu sur : https://visibleearth.nasa.gov/view.php?id=83837 : « Jakobshavn is Greenland’s fastest-moving glacier, and the flow rate is variable with spurts of speed in the summer and additional variation from year to year. In the summer of 2012, Jakobshavn accelerated to speeds not seen before, surging at a rate of 17 kilometers (10 miles) per year. On average, the glacier moved nearly three times faster in 2012 than it did in the mid-1990s. »
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Pardonnez-moi si j’écris une énorme bêtise mais voilà comment j’interprète ces images: sans glace (ce qui n’est pas envisagé pour demain!), le Groenland laisserait apparaître une immense « méditerranée » au centre de ses deux-tiers nord. Mer intérieure d’autant plus vaste que le niveau océanique global serait considérablement relevé. Ce n’est pas l’image qu’il donne avec ses (encore) immenses calottes actuelles. Mais comme vous (Johan et Maignial) le relevez, ces fjords très longs et très profonds sont réellement impressionnants. Peut-ton faire un parallèle avec ce qui se passe en Antarctique Ouest (glaciers « attaqués » par des eaux chaudes en profondeur?
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En grattant un peu sur la Toile, j’ai trouvé ce reportage pas tout récent ni surtout aussi rigoureux scientifiquement que les études décryptées sur ce blog, mais qui mérite me semble-t-il d’être vu:
http://www.francetvinfo.fr/meteo/climat/cop21/video-la-metamorphose-du-groenland-et-ses-icebergs-vue-du-ciel-et-sur-la-glace_1095327.html
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Je n’ai pas entendu de mer intérieure au Groenland. Il y a quand même un sacré paquet de glace au centre et ça se compte en km. En revanche on a vu des lacs de fonte en surface l’été. Et effectivement, en Antarctique de l’ouest on trouve aussi un socle rocheux sous le niveau de la mer et une glace mangée par l’océan plus chaud.
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Je pense la même chose. Vu ces données, si la calotte fondait suffisamment rapidement, en effet, le Groenland abriterait une mer peu profonde reliées aux océans par seulement quelques isthmes. Mais cela ne durerait pas. Les plaques continentales et océaniques sont un peu comme des écorces flottant sur la lithosphère ductile et l’asthénosphère liquide, entre 30 et 400 km sous la surface terrestre. Avec la fonte de la calotte groenlandaise, l’île va se retrouver allégée et se soulever de plusieurs centaines de mètres par réajustement isostatique. D’ailleurs, un tel phénomène est toujours cours au niveau de la Scandinavie: le sol y remonte encore aujourd’hui, en réponse à la disparition de la calotte scandinave il y a 11000 ans! (https://www.annabac.com/sites/annabac.com/files/depot/images/2014/rootcontentpannalesAnnabac2016SvtTleSpcontentroot/029463ba71c4aa65630225963caf2c80.png)
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Merci Johan (et Maignial). Je suis manifestement à côté de la plaque (tectonique?).
Je pensais naïvement que l’image « a » pouvait donner une idée de l’aspect du Groenland sans glace. On en a en fait une idée ici:
http://www.nationalgeographic.fr/environnement/voici-quoi-ressemblerait-le-monde-si-la-glace-continentale-venait-fondre
Mais comme le dit Maignial, un réajustement ferait alors se soulever l’île-continent (et donc si j’ai bien compris l’Antarctique).
Nous n’en sommes pas là!
Une autre réflexion par contre: si les glaciers ont contribué à creuser d’immenses fjords (et ailleurs les vallées alpines par exemple), la profondeur et l’étendue de ces mêmes fjords seraient en partie responsables de leur recul. En partie seulement, puisque ce qui est avant tout ici en cause est le réchauffement. Et ici, les responsables, c’est nous!
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Selon une nouvelle étude, la calotte glaciaire d’Amérique du nord, dont la masse était similaire à celle de la calotte groenlandaise aujourd’hui, aurait perdu la moitié de sa masse en seulement 500 ans lors de la dernière déglaciation, il y a 14000 ans! Les mesures aux beryllium10 montrent en effet que de vastes superficies de l’Amérique du nord étaient exposées au rayonnement solaire il y a 14000 ans, alors qu’on croyait jusque là que la calotte était toujours présente il y a 12500 ans.
http://www.dailygalaxy.com/my_weblog/2017/11/last-ice-age-warning-melting-greenland-sized-pleistocene-ice-sheet-raised-raised-sea-level-20-feet.html
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