L’océan mondial est devenu plus stratifié et stable au cours des dernières décennies avec le réchauffement climatique. D’une part, cela a des conséquences majeures pour la vie dans l’océan en réduisant les échanges de nutriments et d’oxygène. D’autre part, la stratification est une rétroaction positive qui risque en retour d’aggraver le réchauffement climatique.
Les émissions de gaz à effet de serre ont fondamentalement modifié la température océanique et les champs de salinité. En conséquence, une augmentation de la stratification près de la surface depuis la seconde moitié du XXe siècle a été documentée mais la caractérisation des changements temporels et spatiaux de la stratification reste difficile à établir avec précision.
Une nouvelle étude très complète publiée dans Nature Climate Change, montre que l’océan mondial est devenu plus stratifié et résistant au mélange vertical, réévaluant les précédentes estimations du GIEC. L’article a pour auteurs Guancheng Li, Lijing Cheng, Jiang Zhu, Kevin E. Trenberth, Michael E. Mann et John P. Abraham.
La stratification
L’océan est stratifié en raison des différences de densité, avec une eau plus chaude, plus légère et moins salée se superposant à une eau plus lourde, plus froide et plus salée. Ce schéma est général et il peut y avoir de notables différences entre les configurations polaires et tropicales. Le mélange entre les couches se produit lorsque la chaleur s’infiltre lentement plus profondément dans l’océan et sous l’action du courant, des vents et des marées. Mais plus la différence de densité entre les couches est grande, plus le mélange est lent et difficile et plus l’océan devient stable.
Avec le changement climatique, les eaux de surface chaudes et plus légères se réchauffent plus rapidement que les eaux froides plus profondes, car la chaleur pénètre lentement dans les profondeurs de l’océan. Le processus tend par conséquent à rendre les océans plus stables. La densité de l’eau de mer ne dépend pas seulement de la température, mais aussi de la salinité. L’eau douce est plus légère que l’eau salée, et la fonte des glaces entraîne une accumulation d’eau douce et légère à la surface, en particulier aux latitudes plus élevées.
Cette configuration stratifiée stable agit comme une barrière. Elle tend à empêcher le mélange, entraîné par le vent, avec des eaux froides plus profondes. Cela a donc un impact sur l’efficacité des échanges verticaux de chaleur, de carbone, d’oxygène et d’autres constituants. Un océan stratifié plus stable favoriserait aussi potentiellement des ouragans plus intenses et destructeurs.
Une mesure difficile
Avec le réchauffement climatique, des impacts sur la stratification sont attendus, mais les détails étaient encore difficiles à discerner jusqu’à présent. La principale base pour estimer le changement de stratification est la distribution éparse des observations océaniques à la fois horizontalement et verticalement. Les quantifications précédentes du changement de stratification ont négligé la complexité spatiale du changement de densité des océans.
La nouvelle étude surmonte les principales limitations et fournit une estimation de la stratification des océans pour la partie supérieure de 2000 m ainsi que de ses structures spatiales. L’étude utilise des données sur la température et la salinité de l’océan (produits IAP) qui surmontent les biais systématiques antérieurs associés à l’échantillonnage. L’étude adopte également une métrique améliorée de stratification (liée au gradient vertical de densité).
Il faut rappeler que les données IAP montrent que le contenu en chaleur de l’océan entre 0 et 2000 mètres a fait un bond en 2019 pour atteindre un niveau sans précédent depuis le début de l’ère instrumentale. Le record avait déjà été battu en 2017 puis en 2018.

Dans le cinquième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC-AR5), la stratification thermique des océans entre 0 et 200 m de profondeur était approximativement représentée par la différence de température moyenne globale entre les couches de 0 m et 200 m. Cette analyse avait suggéré une augmentation de stratification d’environ 4% de 1971 à 2010 (~ 1% par décennie) et aucune estimation d’erreur n’avait été fournie.
Le plus récent rapport spécifique du GIEC sur l’océan et la cryosphère (SROCC) avait quand à lui suggéré une augmentation de la stratification de 2,18 à 2,42% entre la période 1971–1990 et 1998–2017 (~ 0,85 par décennie) avec une analyse basée sur la différence de densité entre les couches 0–10 m et 190–210 m. L’estimation du SROCC est inférieure à l’estimation du GIEC-AR5 d’environ 15%, bien qu’elle soit basée sur une période plus récente, où les changements induits par le réchauffement planétaire devraient être encore plus importants. Ces disparités et les différentes méthodes soulignent l’incertitude dans notre connaissance des changements de stratification.
Cela résulte de données d’observation incomplètes et des couches océaniques utilisées. Pour ces deux problèmes, les auteurs de la nouvelle méthode ont adopté un traitement différent.
Problème n°1 : les observations incomplètes
Les observations de la température et de la salinité de l’océan sont relativement rares et inégalement réparties dans l’espace. Elles sont également sujettes à des biais instrumentaux.
D’autres chercheurs ont comblé les lacunes des données avec des moyennes à long terme. Mais cela tend à supprimer toutes les tendances présentes. Cette fois, les scientifiques ont utilisé un modèle océanique pour combler les lacunes, permettant à la physique du modèle de déterminer les valeurs les plus probables des points de données manquants.
Le principal jeu de données utilisé dans cette étude est celui l’IAP pour 1960 à aujourd’hui. Ces données sont disponibles avec une résolution horizontale de 1 ° × 1 ° et 41 niveaux verticaux pour les 0–2 000 m supérieurs. Les chercheurs ont appliqué une correction de biais instrumental, un algorithme avancé de remplissage des lacunes dans la reconstruction du changement de température / salinité et une évaluation minutieuse à l’aide de données Argo récentes.
Quatre autres ensembles de données indépendants de la température et la salinité sont également utilisées : trois produits analysés objectivement des observations in situ et un produit de réanalyse des océans, qui assimile diverses observations dans un modèle océanique, Ocean Reanalysis System 4 (ORAS4).
Les auteurs ont également repris trois archives majeures de température de surface de la mer, ERSSTv.5, COBE2 et HadSST3.
Problème n°2 : les couches océaniques utilisées
L’utilisation, dans les rapports du GIEC, de la différence de densité entre deux couches simples (0 contre 200 m dans AR5 ; 0–10 m contre 190–210 m dans le SROCC) est une approximation grossière de la stratification océanique, d’après les auteurs de l’article. Ces deux couches ne reflètent pas la structure verticale complète des changements et de la stratification des océans, ainsi que les incertitudes qui y règnent.
La nouvelle étude adopte des estimations de température et de salinité récemment améliorées pour mieux quantifier les changements à long terme de la stratification dans les 2000 m supérieurs des océans mondiaux. Cette fois, la stratification est mesurée de la surface de la mer jusqu’à 2000 m de profondeur, calculée à partir du gradient de densité verticale plutôt qu’à partir de la différence de densité entre seules les couches de surface et de 200 m, ce qui permet un quantification complète de la structure spatiale des changements de stratification.
Une augmentation de la stabilité plus grande que prévu
Les données IAP montrent une augmentation de 5,1% de la stratification des 200 m supérieurs entre 1971 et 2010, 28% plus forte que l’AR5 (~ 4%) et 87% plus forte que le SROCC (~ 2,3%).
Les données de l’article montrent en outre que la stratification de l’océan a augmenté de 5,3% depuis 1960 pour les 2000 m supérieurs. De 1960 à 2018, les données IAP montrent un renforcement de la stratification de 5 à 18% dans les 150 premiers mètres.

Cette tendance à la hausse observée de la stratification est principalement donc causée par un réchauffement plus fort des océans pour les couches supérieures par rapport aux océans profonds, mais les changements de salinité jouent un rôle important localement. L’augmentation de la stratification des océans observée est une autre preuve irréfutable du réchauffement climatique provoqué par l’homme, d’après les auteurs de l’étude.
La stratification, cependant, n’a pas augmenté uniformément dans tous les bassins océaniques. La plus forte augmentation a été observée dans l’océan Austral (9,6%), suivi de l’océan Pacifique (5,9%), de l’océan Atlantique (4,6%) et de l’océan Indien (4,2%).
Sous les tropiques, il y a une très forte augmentation de la stratification dans les 200 m supérieurs. Les changements de température augmentent la stratification de l’océan dans plus de 90% des grilles océaniques à une résolution spatiale de 1°. Globalement, les changements de température dominent et sont responsables de ~96.9% du renforcement de la stratification. Les changements de salinité peuvent jouer un rôle important localement.
Les conséquences de la stratification
Avec une stratification accrue, la chaleur du réchauffement climatique ne peut pas pénétrer aussi facilement dans l’océan profond, ce qui contribue à augmenter la température de surface. Le phénomène réduit également la capacité de stockage du carbone dans l’océan, exacerbant le réchauffement climatique dans une boucle de rétroaction. L’eau de surface chaude n’absorbe pas le dioxyde de carbone aussi efficacement que l’eau froide et ne l’enfouit pas en profondeur.
Enfin, la stratification contrarie les échanges verticaux de nutriments et d’oxygène et impacte l’approvisionnement alimentaire de l’ensemble des écosystèmes marins.
Il y a bien une concordance entre les observations physiques et géochimiques. La diminution du mélange océanique est cohérente avec les observations montrant une baisse de la concentration d’oxygène dans l’océan, une réduction du flux de nutriments et une altération de la productivité et de la biodiversité marines.
Les régions avec l’augmentation maximale de la stratification correspondent aux régions de désoxygénation connue. Une eau plus chaude peut absorber moins d’oxygène, et l’oxygène qui est absorbé ne peut pas se mélanger aussi facilement avec les eaux océaniques plus froides du dessous.
Plus de 80% du déclin mondial observé en oxygène des océans est associé à une stratification accrue et à un affaiblissement consécutif de la ventilation en eau profonde. L’épuisement biologique est quand à lui associé à l’inhibition de l’apport en nutriments.
L’océan a absorbé la majorité de la chaleur excessive due au changement climatique. D’après Kevin Trenberth, chercheur au NCAR et co-auteur du nouvel article, si la chaleur reste piégée à la surface et ne peut pas être enfouie plus profondément dans l’océan, le réchauffement climatique et ses effets s’intensifieront, avec la possibilité de voir des cyclones plus puissants.
D’après Michael Mann, l’un des autres auteurs de l’étude, les modèles climatiques de pointe utilisés aujourd’hui pour prédire les changements climatiques futurs ont tendance à sous-estimer la stratification de l’océan. Ils enfouissent donc trop facilement la chaleur et le carbone sous la surface de l’océan. Pour cette raison, ils sous-estiment probablement l’impact de l’augmentation de la stratification sur l’augmentation des niveaux de dioxyde de carbone atmosphérique et le réchauffement de la surface .
Les projections futures sont encore entravées par les limites des modèles climatiques de génération actuelle pour simuler la structure verticale des changements de densité, en particulier à cause des changements cryosphériques, y compris la perte de masse de la calotte glaciaire du Groenland et de l’Antarctique.. La stratification des océans devrait néanmoins continuer d’augmenter étant donné les émissions de carbone actuelles, à mesure que le réchauffement des océans et l’apport d’eau douce par la fonte des glaciers et des calottes glaciaires se poursuivent.
Catégories :Climat
C’est frappant de voir à quel point le nombre de rétroactions positives semble l’emporter sur le nombre de rétroactions négatives, dans notre climat actuel. Albédo lié à la fonte des glaces, albédo lié au verdissement de l’Arctique et de l’Antarctique, albédo lié aux nuages, lubrification des socles glaciaires par l’eau de fonte, instabilité glaciaire renforcée par la disparition des plateformes, interaction océan/socles glaciaires, incendies émetteurs de CO2, dégazage des océans, fonte du pergélisol, inversion des masses d’air antarctiques, stratification des océans, rétroaction liée à la vapeur d’eau…
Heureusement, nombre de ces rétroactions s’arrêtent avec la disparition des glaces, dans un monde plus chaud de 4 à 5°C. La Terre n’est pas prête à se transformer en Vénus. Mais enfin, si ces rétroactions deviennent incontrôlables, d’ici à ce que le climat se stabilise, notre planète va vraiment changer de visage…
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Pour ce qui est en deça de 2000m, visiblement nous ne sommes pas encore à bout de surprises, je viens de lire un article pointant vers ce document : https://agupubs.onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1029/2020GL089093
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Même à 5000 mètres, ça se réchauffe…
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De fait, cette étude aurait tendance à montrer qu’une stratification accrue s’opère sur toute la colonne d’eau, lorsqu’on regarde les profils de réchauffement différenciés par profonfeur. Même si la surface nous intéresse particulièrement vis à vis es échanges gazeux avec l’atmosphère, ce qui s’opère loin des yeux est assez sidérant.
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Oui, d’autant plus s’il s’agit de l’océan austral, je viens juste de lire un article pointant vers cette livraison qui confirmerai : https://journals.ametsoc.org/jcli/article/33/22/9863/354273/Multidecadal-Warming-and-Density-Loss-in-the-Deep
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Et quid du gulf stream, pour être un peu egoiste ? Car, quand je lis augmentation de la stratification, de la stabilité des océans et augmentation des eaux douces en surface cela évoque pour moi ralentissement des courants océaniques … Enfin une retro action négative ? ( si on veut !)
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L’étude pointe aussi le risque que la stratification perturbe la circulation océanique dans l’Atlantique, qui montre déjà des signes de ralentissement. Quand à savoir si cela peut être une rétroaction négative, c’est une possibilité mais il n’y a pas de certitude sur le sujet. Il n’y a d’ailleurs pas de certitude sur un possible effondrement de l’Amoc, suspecté d’être capable de provoquer un Hiatus d’une quarantaine d’années.
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Je me permets de vous faire part de mes réflexions au sujet de cet article. Il me faut généralement beaucoup de temps pour visualiser les conséquences.
La stratification des océans implique une plus grande dépendance de la couche supérieure à ce qui se passe en surface. Ainsi, la fonte des glaciers, amenant beaucoup d’eau douce dans les régions froides, modifie le comportement de la surface de mer, à savoir la banquise. Du fait de configurations presque opposées, ce qui se passe au nord n’est pas nécessairement semblable à ce qui se passe au sud.
Pour la partie Antarctique, l’importante quantité d’eau douce provenant des glaciers modifie la salinité de la mer, modifiant ainsi son point de fusion. Il s’ensuit qu’ un refroidissement saisonnier favorise la création d’une vaste banquise, tandis qu’un réchauffement estival favorise une moindre banquise. Cela doit créer une amplification des extrêmes de la banquise antarctique, conduisant aussi à l’affaiblissement de l’aval des glaciers, favorisant ainsi leur écoulement et amplifiant la situation.
Donc, pour l’Antarctique, plus vastes amplitudes de la banquise et plus fort écoulement des glaciers.
Pour l’Arctique, la situation est légèrement différente dans la mesure où c’est le Groenland ainsi que cles îles canadiennes qui tiennent le rôle des terres australes. Le phénomène est le même, mais de bien plus faible amplitude. En revanche, l’ensemble des eaux du passage nord-est n’ est pas relié à des glaciers. L’amplitude de la banquise est donc bien plus faible, ce qui a une conséquence sur l’albédo bien plus forte. Ainsi, au niveau de la banquise arctique, la fonte sera bien plus visible pour une fonte de glaciers faible.
En résumé : la visibilité est au nord. Le danger est au sud.
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Les configurations de l’Antarctique et de l’Arctique sont effectivement très différentes. L’océan Arctique est étroitement lié aux systèmes climatiques qui l’entourent, ce qui le rend plus sensible aux changements climatiques que l’Antarctique, un continent isolé par une ceinture de vent.
Le réchauffement climatique a provoqué un déclin marqué de la glace de mer, une tendance que l’on ne retrouve pas au sud.
Autour de l’Antarctique, la fonte glaciaire libère en effet une eau douce renforçant la stratification. Si en surface l’eau fraiche est plus susceptible de geler, les plateformes de glace fondent par le dessous. L’affaiblissement de ces contreforts a pour effet d’accélérer le mouvement des glaciers vers la mer.
Pour l’Arctique, il y a des changements notables de température et de salinité au nord du détroit de Béring et au nord-est du Groenland. Les chercheurs s’attendent aussi à ce que la stratification augmente.
Si la glace de mer est un témoin direct du réchauffement climatique au nord, son évolution est à mon avis plus difficile à interpréter au sud, où le phénomène le plus inquiétant est la fonte des glaciers.
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