Je vous livre aujourd’hui quelques réflexions sur la recherche et les publications scientifiques. Comme je fais partie de cette profession, à chaque fois que j’entends ‘trust the Science – croyez la science » j’ai une forêt d’objections qui surgit dans mon esprit. Cette discipline se base sur l’observation de la Nature, et applique de nombreuses règles et des nombreuses décisions humaines imparfaites. Consciemment ou inconsciemment, nous voulons être en accord avec les autres. Nous répétons aussi ce que nous avons appris.

L’an dernier, j’ai eu l’opportunité de mener un projet de recherche à l’EPFL, l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne. Mon travail s’est concentré sur un sujet à la fois technique et brûlant — au sens propre : l’évolution de la température de la Méditerranée. Pour cela, je me suis appuyée sur les relevés fournis quotidiennement par le MetOffice britannique. Cette institution collecte chaque jour les températures de l’eau en plus de 160 000 points à travers la mer Méditerranée. Les données, une fois traitées, sont mises à disposition sur la plateforme européenne Copernicus, vaste base d’observations du climat. Sur ce graphique chaque ligne de couleur représente les températures de juin à août d’une année lissées, 2007 en jaune, l’été 2008 en rouge, l’été 2009 en violet. L’eau est généralement plus fraîche en juin et la plus chaude fin juillet ou en août. Le point noir indique la moyenne de l’été.

Au-delà des variations interannuelles, la tendance est nette : la mer se réchauffe. J’ai calculé une vitesse de réchauffement estivale de 0,076°C par an. Ce chiffre, que l’on pourrait juger modeste, mène à un réchauffement d’un degré après douze ans. Les écosystèmes y sont sensible, et d’autre part ce changement entraîne une hausse notable de l’humidité atmosphérique — facteur aggravant des épisodes de pluies torrentielles. Elle explique certaines inondations récentes et suggère qu’elles pourraient s’aggraver. 

Mon étude a été soumise à une revue scientifique spécialisée, et ensuite à un comité d’experts pour l’épreuve du feu du peer-review. Ce processus m’a valu diverses remarques parfois pointues, parfois contestables. Il serait malvenu de ma part d’ignorer que ces chercheurs disposent, dans leur domaine, de connaissances bien plus vastes que les miennes. Certaines critiques étaient pleinement justifiées. D’autres, en revanche, m’ont laissé songeuse.

J’ai parfois eu l’impression de me heurter à une forme d’inertie cognitive, une résistance à l’inédit. Ce n’est pas nouveau : j’ai assisté, il y a quelques années, à une scène où des chercheurs ont rejeté, avec un haussement de sourcil poli, les observations d’un confrère alors que celui-ci ouvrait une nouvelle voie vers ce qui est aujourd’hui un champ de recherche majeur.

Dans mon étude, j’ai mis en évidence un réchauffement de 0,76°C en dix ans sur les seuls mois d’été — un rythme plus rapide que les précédents calculs portant sur la période 1980-2020. Un autre travail a déjà montré que les températures estivales augmentent le plus vite. Un expert a objecté qu’une période de 17 ans serait insuffisante pour établir une tendance. Mais si l’on attend systématiquement 40 ans pour observer un changement, comment capter la dynamique récente ? Le risque, c’est de manquer le virage, de ne pas voir que le réchauffement s’accélère, ici et maintenant.

Officiellement, la Méditerranée se réchauffe au rythme de 0.04°C par année, mais des canicules marines inédites se multiplient. Un réchauffement plus intense apporte une explication de ces observations. L’écart entre ces deux réalités n’est pas anodin. Nous avons déstabilisé le climat et nous devons nous armer d’outils pour détecter des changements brusques — sans attendre une validation rétroactive quand il sera trop tard.

Face à la résilience apparente de la nature, on oublie parfois qu’elle a ses limites. Mon impression — et elle est grandissante —, c’est que nous sous-estimons collectivement l’ampleur et la vitesse des bouleversements climatiques. 

Le changement dépasse de toute façon la médiane des ensembles de modèles climatiques mais la réalité ne doit pas se conformer à une médiane. Une partie des modèles la représente peut-être mieux.

Au fil de ce travail, j’ai aussi eu l’impression que  le doute méthodologique peut parfois mener à une sous-estimation des changements. Dans les calculs de risque, il faut savoir considérer la borne haute, la limite supérieure de notre distribution de valeurs. Le « pire scénario » n’est pas un exercice de style, c’est une balise de sécurité. 

Par ailleurs, j’ai mis mes résultats en lumière du travail de certains autres climatologues (Hansen et McPherson) ce qui fut qualifié d’alarmiste. Cela me choque. Il est déontologiquement incorrect d’ignorer des études scientifiques et des chiffres, et de les affubler de qualificatifs subjectifs, c’est comme si le tribunal ignorait des preuves.

J’ai l’impression qu’aujourd’hui, le changement climatique ne semble pas seulement mal géré. Il est mal mesuré, mal décrit, mal vu, alors que le monde se délite déjà sous nos yeux. À mes yeux, il faudrait un investissement massif dans les sciences du climat. Et soyons lucides : employer cent climatologues de plus coûterait moins qu’un aéroport, et pourrait sauver des villes entières.

Une réponse à « Calculer la température de la Méditerranée »

  1. Avatar de roetjas
    roetjas

    Bonjour madame Retelska, je m’intéresse beaucoup aux recherches climatiques actuelles. J’aimerais en savoir plus au sujet de vos résultats en lumière du travail de certains autres climatologues (Hansen et McPherson) qui furent qualifié d’alarmiste. Pourquoi vos résultats furent qualifiés d’alarmiste ?

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